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VOYAGE

AUTOUR DU MONDE

exécuté pendant les années 1836 et 1837
sur la corvette

LA BONITE


commandée par M. Vaillant,
Captaine de Vaisseau

Publié par ordre du Gouvernement
sous les auspices du département de la marine.

——

RELATION DU VOYAGE
PAR A. DE LA SALLE.



TOME DEUXIEME.


PARIS
ARTHUS BERTRAND, ÉDITEUR,
Libraire de la Société de Géographie, rue Hautefeuille, 21.
1851.

TABLE DES MATIERES.

Page
CHAPITRE XVIII: Traversée Du Guayaquil Aux îles Sandwich. 131
Appareillage 133
La Bonite forcée de mouiller sur la rive gauche du fleuve 134
Le requin id.
Second appareillage bientôt suivi d'un nouvel arrêt 137
13 août; on remet sous voiles 138
Le pilote quitte la corvette, qui, après avoir doublé l'île Santa-Clara, passe la nuit à l'ancre dans l'ouest de cette île ib.
Sortie du golfe 139
Attrait qu'offrent les longs voyages ib.
Route de la Bonite 143
M. Willimi ib.
La Floriade 144
Colons recrutés dans les prisons de Guayaquil. Quelques réflexions à ce sujet ib.
Exemple de Mettray cité à l'appui de ce qui précède 150
Organisation de la colonie de la Floriade 152
Productions ib.
Règlements locaux 153
Climat 154
Désir de M. Vaillant de visiter les Galapagos; il est forcé d'y 155
La Bonite coupe la ligne 156
Le 19 août elle franchit le méridien de l'île Culpeper 157
21 août et jours suivants ib.
Fausse apparence de terre 158
25 août; orage ib.
Calme; expériences sous-marines 159
Pluies torrentielles 160
Maladies causées par la chaleur et l'humidité 160
Les contrariétés continuent 161
31 août; on commence à éprouver la première influence des vents alizés ib.
11 septembre; calme, observations sous-marines 162
12 septembre; les vents deviennent tout à fait favorables 164
21 septembre; illusion ib.
Arc-en-ciel lunaire ib.
28 septembre; atterrage sur les côtes de l'île Hawaii 165
Mouillage à Kearakekoua 166

CHAPITRE XVIII.

TRAVERSÉE DU GUAYAQUIL AUX ILES SANDwICH.

Eh! qui ne connaît pas le consolant spectacle
Qu'étale de bandits ce vaste réceptacle,
Cette Botany-Bay, sentine d'Albion,
Où le vol, la rapine et la sédition
En foule sont vomis, et purgeant l'Angleterre,
Dans leur exil lointain vont féconder la terre?
Là, l'indulgente loi, de sujets dangereux
Fait d'habiles colons, des citoyens heureux;
Sourit au repentir, excite l'industrie,
Leur vend la liberté, des moeurs, une patrie.
Je vois de toutes parts les marais desséchés,
Les déserts embellis et les bois défrichés.
Imitez cet exemple: à leur prison stérile
Enlevez ces brigands, rendez leur peine utile;
Et, qu'arrachant au fer le remords vertueux
Le pardon change en biens des maux infructueux.

DELILLE, la Pitié, chant II.     

CHAPITRE XVIII.


TRAVERSÉE DU GUAYAQUIL AUX ILES SANDWICH.


Appareillage.

      Le jour ne paraissait pas encore que tout le monde était sur pied à bord de la corvette. Dès la veille au soir on avait embarqué les canots, mis chaque chose à sa place et tout disposé pour l'appareillage. Il ne restait plus qu'à lever l'ancre et à partir. A cinq heures du matin le cabestan commença à tourner sur son axe et une demi-heure plus tard la Bonite sous voiles naviguait, conduite par le pilote, pour s'éloigner du mouillage de Puna.

      Mais, comme je l'ai marqué précédemment, ce n'est pas sans quelque difficulté qu'on parvient à sortir de la

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rivière de Guayaquil. Les vents soufflant du large ne permettent alors d'avancer qu'en louvoyant et il faut le faire avec précaution pour éviter de s'échouer sur les bancs de sable qui s'étendent sur l'une et l'autre rive jusqu'à une assez grande distance de la côte. Si la brise est faible, on ne peut gagner un peu de chemin, qu'à la faveur du courant pendant la marée descendante. Il faut renoncer à lutter contre le courant de flot dès qu'il commence à se faire sentir.


La Bonite forcée de mouiller sur la rive gauche du fleuve.

      Aussi, la Bonite, après moins de six heures de marche, pendant lesquelles elle s'était portée vers la rive gauche du fleuve pour éviter le banc de Mala, fut-elle obligée de laisser tomber son ancre à onze heures et demie. La marée commençait à monter et la brise, jusqu'alors assez faible, venait de s'éteindre tout à fait. Ce fut pour nos voyageurs un véritable désappointement; le ciel était clair, le soleil brûlant, l'atmosphère lourde et accablante; on respirait à peine; et chacun se demandait avec anxiété combien de fois il faudrait subir la même contrariété avant d'atteindre la pleine mer.


Le requin.

      En ce moment un énorme requin vint rôder autour du bâtiment; sa croupe azurée se montrait à la surface

DE LA BONITE. 135

unie de la mer, réfléchissant les rayons du soleil et dessinant dans les révolutions rapides de l'animal comme un cercle magique qu'il parcourait sans cesse; parfois il se retournait brusquement sur le dos pour saisir au passage quelque objet tombé du bord et il étalait au soleil son ventre blanc et sa gueule béante armée de six ou sept rangées de dents aiguës.

      Les matelots ne voient jamais un requin de sang-froid. C'est leur ennemi le plus odieux. Dès qu'il en paraît un, c'est à qui le premier s'armera de l'émerillon pour le prendre, et quand le monstre vorace s'est précipité sur l'appât, et s'est pris au piége tendu à sa gloutonnerie, un long cri de joie retentit. Alors, de peur que son poids et ses violents efforts ne viennent à rompre la ligne qui le retient, on jette autour de lui des cordes terminées par un noeud coulant, qui le lient par le milieu du corps. Vingt bras vigoureux le hissent sur le pont où son supplice va commencer. En vain il se débat furieux, en vain sa redoutable queue, dont un seul coup ren verserait un homme, bat le plancher sonore; il est tenu, et chacun s'empresse pour lui porter les premiers coups.

      L'un, armé d'une hache, abat cette queue redoutable dans laquelle, dit-on, git la principale force de l'animal et qu'il faut couper d'abord, pour lui ôter son plus puissant moyen d'évolution. Un autre lui tranche la tête; mais nul n'y touche, car séparée du tronc elle s'agite encore convulsivement et la main qu'on présenterait entre

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ses mâchoires ouvertes, tant qu'un reste de vie l'anime encore, serait infailliblement broyée.

      Alors on lui ouvre le ventre et il est rare qu'on n'y trouve pas des preuves matérielles qui justifient sa con damnation aux yeux des matelots. Ce sont pour l'ordinaire de vieux habits jetés volontairement à la mer ou perdus sur le passage de quelque navire, car le requin engloutit tout ce qu'il trouve; mais en voyant dans les entrailles du monstre aquatique une vareuse, un pantalon ou un bonnet de marin, il n'est défendu à personne de supposer que ce sont les dépouilles d'un malheureux qu'il a dévoré.

      La chair du requin, découpée par lanières et séchée au soleil, est un mets détestable, que le meilleur cuisinier aurait de la peine à rendre digne du palais le moins délicat. Cependant, les matelots la font cuire et la mangent. Peut-être le sentiment de la vengeance satisfaite lui donne-t-elle un meilleur goût que tout autre assaisonnement.

      Quoi qu'il en soit, la capture d'un requin est toujours à bord d'un navire une agréable distraction avidement saisie.

      Mais les marins de la Bonite étaient habitués aux rencontres de ce genre; ils en avaient vu beaucoup en approchant de Guayaquil; ils avaient aperçu aussi de nombreuses baleines; quelques-unes même d'assez près, pour être incommodés de l'odeur fétide que répand l'eau lancée en l'air par leurs évents. Ni les monstres

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marins, ni les oiseaux divers qui jusque-là avaient escorté la corvette, n'étaient pour eux en ce moment un sujet de distraction.On laissa donc le requin poursuivre en liberté ses évolutions et nul ne songea à lui faire du mal, si ce n'est quelque esprit superstitieux et chagrin, comme il s'en trouve parfois dans les équipages, qui, le voyant ainsi narguer la Bonite, le prit peut-être pour un sorcier déguisé qui par ses tours magiques la retenait en calme.


Second appareillage bientôt suivi d'un nouvel arrêt.

      A cinq heures du soir, au moment du revirement de la marée, le calme cessa et fit place à une jolie brise d'O. On s'empressa d'en profiter pour se remettre en route. Le vent fraîchit bientôt à l'approche de la nuit; mais, avec lui, vinrent les nuages, le ciel s'obscurcit et d'épaisses ténèbres empêchant de rien distinguer, il fallut s'arrêter encore. M. Vaillant remarque à ce propos que c'est ce qu'on peut faire de mieux, en pareil cas, lorsqu'on navigue dans le Guayaquil. Il faut y voir clair, si l'on veut éviter les bancs; car la sonde ne suffit pas toujours pour avertir de leur voisinage. Quelques-uns en effet sont assez acores; et si la couleur de l'eau ne donnait un moyen de reconnaître leur approche, on pourrait s'y échouer, au moment même où la sonde vient d'accuser vingt ou vingt-cinq brasses de fond.

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13 août. On remet sous voiles.

      Après avoir passé la nuit à l'ancre, nos voyageurs appareillèrent de nouveau le 13 au point du jour. Ils con tinuaient à louvoyer près de la rive gauche, pour doubler un banc de sable dur qui git dans le S. du grand banc de Mala; ne s'écartant jamais de la rive de plus de quatre ou cinq milles et naviguant avec précaution sur des fonds de cinq à sept brasses. Il eût été peu prudent en effet de trop s'avancer vers les rivages de Puna qu'enveloppait un brouillard impénétrable. Le temps s'éclaircit enfin et permit au pilote de reconnaître sa position. Il n'hésita plus alors à prolonger sa bordée dans la direction de la pointe de Salinas, qui forme au S. O. l'extrémité de l'ile, et ne vira de bord qu'après avoir reconnu, au changement de couleur des eaux, la proximité du banc de sable et de vase qui borde la côte. La sonde en ce moment indiquait quinze brasses de fond.


Le pilote quitte la corvette, qui, après avoir doublé l'ile Santa-Clara, passe la nuit à l'ancre dans l'O. de cette île.

      Il restait encore à doubler l'île Santa-Clara autour de laquelle se trouvent aussi des récifs et des bancs de sable, qui la contournent du N. au S., en passant par l'E. M. Vaillant eût désiré conserver le pilote jusqu'au moment où ces dangers auraient été franchis;

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mais celui-ci, qui voulait sans doute avoir le temps degagner la terre avant la nuit, objecta qu'il n'était point d'usage pour les pilotes de la rivière de dépasser la limite où l'on était alors, et il se hâta de quitter la corvette qui ne parvint pas moins sans son secours à doubler dans la journée l'île Santa-Clara. La nuit venue avec son cortége de brumes, M. Vaillant crut devoir mouiller de nouveau, par un fond de vingt-sept brasses, à neuf milles environ dans l'O. de l'île.


Sortie du golfe.

      C'était la dernière halte que la Bonite dût subir. La journée d'ailleurs avait été bonne et rien ne devait plus désormais contrarier sa sortie. Le lendemain, 14 août, une jolie brise du N. O. permit en effet d'atteindre, en louvoyant toujours, la limite extrême de l'embouchure du Guayaquil. A quatre heures du soir, M. Vaillant fit prendre le point de départ, et à six heures, les vents étant passés à l'O. S. O., la Bonite, cinglant au plus près bâbord amures, doubla une dernière fois l'île Santa-Clara à dix-huit milles de distance et se lança dans la haute mer. Elle avait mis cinquante-sept heures à descendre le Guayaquil.


Attrait qu'offrent les longs voyages.

      Les voyages maritimes ont pour quelques esprits

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actifs et aventureux un avantage que n'offrent pas les voyages par terre: c'est la variété. Porté sans transition d'un pays dans un autre tout différent par sa constitution physique, par ses productions, ses usages et ses moeurs, le voyageur saisit avidement ces caractères rendus plus frappants par le contraste.Sa curiosité sans cesse excitée par des objets nouveaux n'a pas le temps de se refroidir. Plus il voit, plus il veut voir encore, et la satiété ne vient jamais détruire le plaisir qu'il trouve à courir le monde. Aussi le voyons-nous, après un premier voyage, tout aussi ardent à s'élancer vers d'autres lieux; il est rare que celui qui a une fois goûté ces jouissances ne veuille pas les éprouver encore.

      Pour les esprits graves et réfléchis, qui aiment au contraire à approfondir un sujet, plutôt que d'en effleurer plusieurs en passant, ces courses rapides d'un bout à l'autre de l'univers sont une perpétuelle occasion de regrets et de déceptions. Nouveaux Tantales, ils voient incessamment leur échapper l'aliment que leur intelligence laborieuse poursuit avec avidité; à peine un objet d'études intéressantes s'offre-t-il à eux, qu'il faut partir et abandonner les recherches commencées. On ne moissonne pas, on glane dans un voyage de circumnavigation.

      La Bonite quittait pour n'y plus revenir cette terre d'Amérique qui n'est déjà plus un nouveau monde mais sur laquelle il y a tant à faire encore, tant à étudier. Elle n'avait fait que toucher sur quelques points de son

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long rivage; les plus favorisés des voyageurs qu'elle emmenait à travers les mers avaient eu à peine le temps d'entrevoir le pays, ses habitants et ses richesses naturelles. Quant à l'équipage, il avait dû se contenter, la plupart du temps, de voir la terre de loin sans y poser le pied: c'est le sort habituel du marin. Et pourtant, chez le plus grand nombre, le plaisir d'aller visiter des contrées nouvelles ne laissait aucune place au regret de partir sans avoir mieux vu celles qu'on abandonnait. Leur pensée n'était plus aux plages américaines qu'ils apercevaient encore à l'horizon; elle était tout entière aux îles Sandwich vers lesquelles tendait maintenant leur voyage. Pareils au jeune homme ardent et insou cieux qui se lance joyeux dans la vie, ils ne portaient point en arrière leurs regards toujours fixés sur l'avenir; car pour l'esprit jeune dans la science, comme pour l'homme jeune dans la vie, il n'y a point de passé.

      Celui qui a beaucoup vécu est dans de tout autres dispositions: l'avenir ne lui appartient pas; il aime à jouir du présent, à récapituler les ans écoulés; le vieillard, dit-on, vit de souvenirs. De même celui que de longues études ont habitué à la réflexion ne quitte pas sans peine un travail ébauché pour courir après des idées nouvelles; il aime à lier ses observations d'aujourd'hui aux connaissances qu'il avait déjà; il cherche l'enchaînement des faits, les conséquences des données acquises; il ne se contente pas de remarquer en passant un phénomène dans l'ordre physique ou dans l'ordre

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moral; il en veut l'explication. Il ne voit pas seulement, il étudie.

      La société réunie entre les murailles de la Bonite comptait quelques hommes de ce caractère. C'est dire les pensées qui les préoccupaient au départ de Guayaquil. Que de questions intéressantes et non encore résolues eussent été dignes de leurs méditations et de leurs recherches, s'il leur avait été permis de les aborder pendant un plus long séjour sur cette terre découverte par les Colomb et les Améric, conquise et ravagée par les Cortès et les Pizarre, exploitée comme une mine immense par toutes les nations de l'Europe, bouleversée maintenant par les révolutions et cependant encore en partie inconnue, puisque tout l'intérieur, depuis la Patagonie jusqu'au Mexique, est occupé par des peuplades qui n'ont aucune relation avec les étrangers!

      Ces questions, que je ne veux pas même effleurer, resteront probablement un mystère jusqu'à ce que les progrès de la civilisation aient fait fleurir la science sur le sol américain. Alors, sans doute, ce pays aura aussi ses philosophes, ses antiquaires, ses historiens, qui, explorant à loisir ses traditions et ses ruines, nous diront peut-être l'origine inconnue de la race d'hommes qui le peuplaient dès les temps les plus reculés, leurs relations avec les races de l'ancien monde, et rattacheront à la grande chaîne de l'histoire humaine cet anneau si longtemps perdu que Christophe Colomb rencontra par hasard en cherchant un nouveau chemin pour aller dans l'Inde.

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      Réservons-leur cette gloire et suivons la Bonite voguant à la recherche de nouveaux climats.


Route de la Bonite.

      Pour aller de Guayaquil aux îles Sandwich, on peut indifféremment passer dans le S. ou dans le N. des îles Galapagos. Il est toujours convenable de prendre la première route quand on veut visiter ces îles en passant, parce que les vents et les courants portent au N. et qu'il importe alors de les avoir pour auxiliaires.

      Ce fut ce chemin que voulut suivre M. Vaillant, car il désirait voir, en passant, une colonie nouvellement fon dée sur deux îles de cet archipel encore très-peu fréquenté. Son projet se trouva contrarié comme nous le verrons plus loin par l'action des courants et des vents contraires qui le rejetèrent malgré lui beaucoup trop dans le N., mais, bien qu'il n'ait pu l'accomplir, je ne crois pas sans intérêt de donner ici, sur ces îles, quelques détails recueillis par le commandant de la bouche même du fondateur de la colonie.


M. Willimi.

      Ce fondateur n'est autre que M. Willimi que M. Vaillant rencontra à Guayaquil.

      Né à la Louisiane, M. Willimi était entré comme colonel au service de la république de l'Équateur. Il fut du nom-

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bre de ceux qui contribuèrent le plus activement à fonder son indépendance, et il s'établit définitivement dans le pays. Plus tard, croyant avoir à se plaindre du gouvernement, il abandonna le service, mais il fallait un aliment à sa rare activité; M. Willimi le chercha dans la fondation d'une nouvelle colonie. Les iles Galapagos désertes et à peine connues furent le lieu qu'il choisit.


La Floriade.

      Ces îles, situées à deux cent vingt lieues environ du continent américain, n'appartenaient proprement à personne; toutefois en raison du voisinage, l'État de l'Équateur pouvait en revendiquer la propriété, fort peu prisée d'ailleurs jusque-là. M. Willimi en acheta deux, l'île Charles et une autre située comme celle-ci dans la partie la plus méridionale de l'Archipel, et il obtint sans peine du président de la république l'autorisation d'y fonder à ses frais une colonie d'hommes libres: il l'appela Floriade, du nom du général Florès.

      A l'époque du passage de la Bonite, trois ans après sa fondation, la Floriade nourrissait une population de trois cents personnes et se suffisait déjà à elle-même.


Colons recrutés dans les prisons de Guayaquil. Quelques réflexions à ce sujet.

      Ce fut dans les prisons de Guayaquil que M. Willimi puisa ses éléments de colonisation et parmi les prosti-

DE LA BONITE. 145

tuées de cette ville qu'il choisit des épouses à ses nouveaux colons. Les uns et les autres, s'il faut en croire son témoignage, ont fait oublier par leur bonne conduite cette origine peu recommandable. Pourquoi non? le travail est un puissant moyen de moralisation, ainsi que les Anglais en ont fait l'heureuse expérience dans la Nouvelle-Galles du Sud.

      Si je ne craignais d'avancer un paradoxe, je dirais qu'il n'est pas de meilleurs éléments de population pour un établissement colonial naissant que ceux qu'on puise à des sources semblables. L'homme tombé une fois n'est point nécessairement voué au mal par sa nature. Le repentir communément suit la faute commise et sollicite le coupable à revenir au bien; que lui faut-il pour cela? peut-être en première ligne l'espérance de se relever aux yeux des autres comme à ses propres yeux.

      Mais comment cette espérance pourrait-elle naître, s'il est condamné à vivre marqué d'une note d'infamie aux lieux où il a subi sa condamnation? rencontre-t-il autre chose que des regards de mépris ou tout au plus (s'il paraît s'amender) des regards de pitié, non moins blessants pour son orgueil? Souvent il ne retourne au crime que par désespoir de pouvoir jamais recueillir les avantages de la vertu.

      La société l'a puni justement, il peut se résigner à sa condamnation. Elle l'humilie et le rejette, il se révolte. Il rougirait d'une faute passée s'il n'avait à répondre qu'aux reproches de sa conscience; il étale le cynisme

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du vice pour narguer les mépris des autres hommes, car c'est encore pour lui se relever que de se placer par son audace au-dessus de leurs jugements.

      Ceci me semble vrai surtout de ces caractères fortement accusés que la passion emporte, qu'exalte le besoin ou que l'amour-propre, blessé par la comparaison de leur misère avec l'opulence d'autrui, a précipités dans le crime.

      Donnez à ces hommes une nouvelle patrie où personne n'aura le droit de leur rien reprocher, où chacun, chargé de ses propres remords, devrait craindre de jeter à son voisin la première pierre; montrez-leur un avenir heureux et honoré comme conséquence certaine des efforts qu'ils feront pour le construire de leurs propres mains, rien qui les humilie ou les décourage, mais au contraire tout ce qui peut les réhabiliter à leurs propres yeux et fortifier leur espérance, vous les verrez déployer une énergie, dont seuls peut-être ils sont capables, pour supporter les rudes labeurs et surmonter les difficultés qu'entraîne la fondation d'un établissement nouveau.

      Aux hommes qui jouissaient dans leur patrie d'une certaine aisance, il faut l'appât d'une grande fortune à faire pour qu'ils se déterminent à s'expatrier. A l'ouvrier laborieux ou à l'honnête laboureur qui gagne sa vie par son travail, il faut aussi l'espoir d'un plus grand bienêtre moins péniblement acheté. Mais ni l'un ni l'autre ne peuvent se promettre de tels avantages dans une colonie

DE LA BONITE. 147

nouvelle. Les commencements sont pénibles et les bénéfices ne peuvent être que l'oeuvre du temps.

      Je ne crois point aux colonies dont le fondement repose sur des idées de spéculation. Les capitalistes qui engagent leurs fonds dans une opération de ce genre doivent s'attendre à les perdre. Les travailleurs qu'ils auront enrôlés, en les trompant par des promesses d'un bien-être impossible, les abandonneront, dès qu'ils auront, par expérience, reconnu la vérité. Ne l'avons-nous pas vu de nos jours, et faut-ilencore de nouvelles preuves? Aussi en remontant à l'origine de la plupart des colonies, trouve-t-on presque partout, comme premiers ouvriers de ces précieuses créations, des aventuriers, des gens sans aveu et sans ressources, qui tous avaient eu plus ou moins à démêler avec la justice de leur pays.

      A des individus de cette condition, il faut en effet autre chose que la perspective plus ou moins trompeuse d'une fortune rapide.Ce qu'il leur faut avant tout, c'est de trouver, n'importe à quel prix, un lieu où ils puissent vivre tranquilles et sans crainte d'y être inquiétés ou recherchés pour leur passé.

      C'est quand ils ont ébauché l'oeuvre, que d'autres peuvent venir pour l'étendre et la perfectionner; ces nouveaux venus contribuent d'autant plus à développer les germes de prospérité d'une colonie récemment fondée, qu'ils y apportent plus de ressources et d'aisance, car il est vrai de dire que les capitaux sont un moyen puissant de féconder le travail. Mais ceux-là même qui viennent

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dans les premiers temps s'établir avec quelques richesses dans une colonie nouvelle, auraient tort de s'attendre à des jouissances immédiates ou à un rapide accroissement de fortune. S'ils sèment pour l'avenir de leurs petits-neveux, c'est à la condition de s'imposer à euxmêmes de sensibles et constantes privations, et ce n'est pas fait pour les encourager.

      On avait bien compris autrefois la difficulté dont je parle, c'est ce qui explique les nombreux priviléges accordés par nos rois aux premiers habitants des colonies françaises. Il fallait un autre mobile que l'intérêt ou le bien-être matériel pour attirer dans ces établissements des familles douées de quelque fortune ou de quelque industrie; on s'adressa à l'amour-propre; on ne craignit pas de prodiguer les distinctions, les lettres de noblesse, les priviléges honorifiques de tout genre, et on eut raison; on n'aurait pas réussi sans cela.

      Dans notre siècle d'argent et d'égalité ces moyens ne sont plus de mise; est-ce un bien, est-ce un mal? Je n'ai point à prononcer, mais il est bien certain qu'en se privant des ressources qu'offraient les récompenses qui flattent l'amour-propre, la société moderne a perdu un puissant moyen d'action que ne remplaceront jamais les récompenses pécuniaires quelque libéralement que les finances publiques permettent de les répartir.

      Reste donc pour unique ressource la colonisation au moyen des condamnés. Bien des hommes politiques se sont déjà occupés de cette destination à leur donner,

DE LA BONITE. 149

comme moyen de débarrasser de leur présence le sol de la mère patrie.

      Envisagée sous ce point de vue, la question présentait de graves difficultés, elle n'est point encore résolue. Peut-être eût-il été plus facile d'arriver à sa solution si on eût considéré la colonisation comme but, l'éloignement des condamnés comme conséquence.

      Dès lors, en effet, on aurait été moins embarrassé de trouver un lieu propre à les recevoir, et on se fût moins préoccupé d'une considération qui semble avoir dominé toutes les autres; je veux parler de la nécessité de les mettre dans l'impossibilité d'en sortir. Sans doute, le gouvernement est responsable envers la société de la garde des criminels qui se sont mis en révolte contre elle. Il faut employer tous les moyens propres à la garantir contre de nouvelles attaques de leur part; mais il faut aussi remarquer que tous ne sont pas également dangereux et n'exigent pas la même surveillance; que le plus grand nombre hésiterait sans doute à tenter une évasion, toujours difficile quand il faut traverser les mers, et à échanger une situation relativement heureuse contre la chance de se perdre et de retomber aux mains de la justice; que probablement la plupart d'entre eux et les moins profondément pervertis s'attacheraient à un genre de vie conduisant à la réhabilitation et à un bienêtre certain dans l'avenir; qu'enfin rien n'obligerait à donner une destination coloniale à tous les condamnés sans distinction; qu'il serait possible d'établir législative-

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ment la faculté de retenir dans des établissements de détention pénitentiaire les plus dangereux et les plus endurcis, et de faire de la liberté relative accordée aux colons une sorte de récompense accordée d'abord seulement à ceux que recommande la régularité de leur conduite depuis leur condamnation.

      Rien ne s'opposerait non plus, ce me semble, à ce que cette destination fût toujours donnée aux condamnés graciés, que la société repousse aujourd'hui, en souvenir de leur faute expiée, et qui trouveraient à faire dans leur nouvelle patrie un emploi plus facile et plus honorable de la liberté qui leur est rendue.


Exemple de Mettray cité à l'appui de ce qui précède.

      Ceux qui ont visité la colonie agricole de Mettray, que M. Demetz, son fondateur, dirige avec tant de bonheur et de succès, ont sans doute été frappés comme moi d'un fait remarquable qui semble justifier la théorie que j'ébauche ici. Les jeunes détenus pris dans les maisons de correction par M. Demetz et admis par lui à Mettray, ne sont retenus là ni par des gardes, ni par des murailles. Ils sont réunis dans un établissement rural ouvert de tous côtés et situé à peu de distance de la ville de Tours. Que de facilités pour ceux qui voudraient s'évader! Pas un n'y songe.

      Ce sont des enfants, dira-t-on. Oui, mais des enfants pervertis dès le jeune âge; des enfants qui ont passé de-

DE LA BONITE. 151

vant les tribunaux; des enfants qui, placés naguère dans les maisons de correction, savaient déjà trouver le moyen de s'en échapper.

      Il est vrai qu'on les choisit et qu'on n'admet pas indistinctement à Mettray tous les petits vauriens qui ont eu affaire à la justice. Il est vrai aussi que tous les moyens de moralisation, instruction religieuse, travail réglé, conduite toute paternelle, conseils, encouragements, récompenses et (comme ressource extrême)punitions sévères, sont mis en usage avec une prudence, une charité, une intelligence et une persévérance admirables.

      Serait-il donc impossible de réaliser, avec des hommes, quelque chose d'analogue à ce qui se fait à Mettray avec des enfants?La différence d'âge n'est pas une raison suffisante d'en désespérer. L'homme et l'enfant ont les mêmes faiblesses; ils se perdent par les mêmes causes; on peut les sauver par les mêmes moyens. Ce sont deux malades que le même remède peut guérir; il ne s'agit que de proportionner la dose à la force de chacun.

      On me trouvera peut-être bien hardi d'oser émettre si franchement mon opinion dans une question que les hommes les plus éminents ont trouvée hérissée de diffi cultés. Je ne la donne pas comme bonne, mais comme mienne. Si je me trompe, c'est de bonne foi.

      Je pourrais m'étendre beaucoup sur ce sujet et justifier ma conviction par les raisonnements et les preuves qu'un peu d'expérience et de sérieuses méditations m'ont fournies; mais ce n'est pas ici le lieu; et, pour me faire

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pardonner une digression déjà peut-être un peu trop longue, je me hâte de reprendre mon récit.


Organisation de la colonie de la Floriade.

      Les colons de la Floriade cultivent pour eux-mêmes des terres que M. Willimi leur a données en toute propriété. Il leur a fourni, dès le principe, des graines pour les ensemencer et les instruments aratoires qui leur étaient nécessaires; mais il a mis à ses concessions une condition qui s'observe exactement: c'est de consacrer toutes les semaines quelques heures de leur temps aux travaux d'intérêt commun. Ainsi, il les employait, lors du voyage de la Bonite, à construire un débarcadère, à établir des voies de communication entre les divers points de l'île, à pratiquer des canaux pour recueillir et conduire jusqu'aux habitations l'eau qui descend des hauteurs de l'intérieur, malheureusement en petite quantité. Les colons doivent aussi une partie de leur temps au fondateur de l'établissement pour travailler à ses plantations.


Productions.

      Les cultures de l'île Charles ne sont pas encore trèsvariées. Néanmoins elle produit déjà du maïs, du manioc, des ignames, quelques cannes à sucre, du coton et des plantes potagères. Les arbres fruitiers qu'on y a plantés y réussissent très-bien. M. Willimi, lorsque

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M. Vaillant le vit à Guayaquil, se disposait à aller y porter des plants de diverses espèces d'arbres à fruit, ainsi que du bétail qu'il désirait y multiplier. Les volailles et les porcs se trouvaient d'ailleurs dès cette époque en assez grand nombre dans la nouvelle colonie.

      Mais indépendamment des produits de la culture, qui suffisaient déjà à défrayer la subsistance des colons, et qui, dans quelques années, offriront probablement sur ce point aux navires fréquentant ces parages des moyens de ravitaillement, la Floriade est douée de quelques richesses qui, sagement exploitées, ne peuvent qu'augmenter les ressources et le bien-être des colons. On sait déjà, depuis Dampier et Cowley, qu'il se trouve sur les côtes des Galapagos des tortues de mer en grande abondance; que les tortues de terre sont nombreuses sur ces îles et d'une grosseur remarquable; qu'enfin on y voit aussi des phoques de plusieurs variétés. M. Willimi a reconnu de plus dans les eaux de cet archipel d'excellents poissons qui peuvent servir à la consommation locale et des baleines de l'espèce de celles qui donnent le spermaceti.


Règlements locaux.

      Le titre de fondateur de la Floriade suffisait sans doute pour donner à M. Willimi une grande autorité sur les colons qu'il y a réunis. Le gouvernement équatorial a voulu y ajouter une nouvelle sanction en le nommant gouverneur de toutes les Galapagos. Les lois qu'en cette

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qualité il a imposées à son petit État insulaire, ne sont ni nombreuses ni compliquées. La charte de la Floriade se compose d'un seul article. «Chacun est complétement libre de ses actions, tant qu'elles n'ont pas pour résultat de nuire au bien-être général ou aux intérêts d'autrui;» or, cette règle est suivie avec un tel scrupule, qu'un des colons ayant voulu se pendre, celui qui charitablement chercha à l'en empêcher, fut puni de plusieurs jours de prison, pour avoir attenté à la liberté d'autrui et au droit qu'il avait de disposer à son gré de sa vie.


Climat.

      Le climat des Galapagos est sain; bien que cet archipel soit situé sous la ligne, la température n'y est pas très-élevée, soit à cause des circonstances qui agissent sur la côte O. de l'Amérique du S., soit parce que l'air y est constamment rafraîchi par de fréquents orages et par le souffle constant des brises du S. O. ou S. S. E. L'atmosphère y est légère et le ciel la plupart du temps d'un aspect agréable.

      On ne connaît pas encore assez bien les îles Galapagos pour affirmer d'une manière positive le plus ou le moins de ressources qu'elles peuvent promettre aux navigateurs. M. Willimi lui-même ne pouvait guère parler avec détail que de l'île Charles sur laquelle il a fondé sa Floriade.

      Les voyageurs qui les ont approchées, tels que Dam-

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pier et Cowley n'ont pu les visiter en détail. lls disent seulement avoir aperçu sur quelques-unes des sources et même des rivières. Il est certain qu'elles offrent en plusieurs endroits des mouillages propres à abriter les bâtiments. Pourquoi sont-elles restées sans habitants? Ni les tribus malaises du grand Océan, ni les populations de race américaine ne paraissent avoir songé à s'y établir. Est-ce la pauvreté du sol qui les a rebutées? La prospérité naissante de la Floriade semble exclure cette supposition. Peut-être leur long abandon n'est-il dû qu'à leur isolement ou à des causes toutes fortuites. S'il en est ainsi, faisons des voeux pour que la colonisation s'accroisse et s'étende sur cet archipel qui, par sa position, offrirait non-seulement aux navires baleiniers, mais aussi à tous les bâtiments qui fréquentent la mer du Sud un utile point de relâche.


Désir de M. Vaillant de visiter les Galapagos; il est forcé d'y renoncer.

      Il est aisé de comprendre qu'après avoir appris à Guayaquil ce que je viens de dire de la Floriade, M. Vaillant attachât du prix à visiter cette nouvelle colonie. Il donna la route en conséquence, et à peine sorti de l'embouchure du fleuve, il fit serrer le vent bâbord amures portant à l'O. N. O. ou N. O. suivant ce que permettaient les variations de la brise.

      Le lendemain les vents, tournant au S. S. O., semblèrent vouloir favoriser les projets du commandant qui,

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empressé d'en profiter, mit le cap à l'O. En suivant cette direction, on devait passer au vent de l'île Charles, d'après la position où l'estime plaçait alors la corvette.

      Le ciel était couvert et l'on ne put avoir d'observations ce jour-là. Quel ne fut pas l'étonnement de M. Vaillant lorsque le 16 le temps s'étant éclairci, il fut possible de déterminer la latitude et la longitude du point où l'on se trouvait! en quarante-quatre heures de marche, la Bonite avait été portée d'un degré dans le N. et de trente-trois minutes dans l'O. de la route estimée.

      Cependant, comme la brise soufflait alors du S. S. E.; il restait encore quelque espoir de corriger l'erreur, en inclinant d'un quart vers le S.; ce fut ce qu'on fit. Mais le lendemain à midi, la Bonite avait encore été portée de trente-trois minutes dans le N. et de vingt-deux minutes dans l'O.; elle se trouvait à cent vingt milles à l'E. N. E. de l'île Hood, l'une des Galapagos.

      Décidément les courants conspiraient contre les désirs du commandant. Il n'y avait plus moyen de lutter avec succès contre leur action et de se porter assez au S. avec la brise régnante, à moins de perdre beaucoup de temps à louvoyer, ce que ses instructions ne lui permettaient pas. Il fallut donc se résigner et renoncer à voir la nouvelle colonie.


La Bonite coupe la ligne.

      A partir de ce moment M. Vaillant ne songea plus

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qu'à gagner du chemin dans le N. O. pour arriver le plus tôt possible dans les parages où se font sentir les vents alisés du N. E. Le jour même on coupa la ligne.


Le 19 août elle franchit le méridien de l'île Culpeper.

      Le 19 août la Bonite avait dépassé, dans le N. des Galapagos, le méridien de l'île Culpeper. Déjà les couants, qui avaient jusque-là entraîné la corvette dans la direction du N. O., se faisaient beaucoup moins sentir.


21 août et jours suivants.

      Dès le 21 ils prirent une direction tout opposée et nos voyageurs se trouvaient chaque jour rejetés dans l'E. de leur estime. Le commandant tenait cependant à se maintenir à deux cent vingt lieues au moins du continent américain, dont il prolongeait les côtes, afin de se soustraire autant que possible à l'influence de l'hivernage qui régnait alors dans toute sa force sur le littoral du Mexique.

      Jusqu'au 25 août des brises variables du S. au S. S. O. continuèrent de favoriser la marche de la corvette. Elles avaient pour nos voyageurs l'inconvénient d'entretenir la chaleur fatigante de l'atmosphère; mais les grains, qui de temps en temps s'élevaient de l'horizon, venaient en atténuer l'effet et répandre momentanément un peu de fraîcheur à la suite de quelques ondées de pluie.

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Fausse apparence de terre.

      Un jour, au moment où l'officier de quart observait avec attention l'approche d'un de ces grains, il crut distinguer à l'horizon une terre basse dont la silhouette se dessinait parfaitement sur le fond du ciel. Une des extrémités de cette terre supposée se présentait dans la direction de l'avant du bâtiment, l'autre se perdait à l'O. dans la brume. L'officier hésitait à en croire ses yeux; il commanda néanmoins de laisser arriver au N. O. et fit prévenir le commandant. Dans ce moment le maître de quart venait aussi avertir qu'on voyait à l'horizon une ligne blanche s'étendant jusque dans la direction de l'avant du navire. Bien que les cartes n'indiquassent aucun danger dont le gisement pût correspondre à la position où se trouvait alors la Bonite, la prudence commandait de tenir compte de ce double avertissement; le commandant fit donc porter au N. E. quart N. et l'attention de tout le monde se fixa sur le point de l'horizon signalé.Tout le monde vit ou crut voir comme l'officier et le maître, et pendant quelque temps on put croire à la rencontre d'une île inconnue. Ce n'était cependant qu'une illusion d'optique. L'apparence trompeuse se dissipa peu à peu, et la corvette reprit sa première route.


25 août; orage.

      Le 25 août les vents jusque alors favorables commencè-

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rent à mollir et tournèrent à l'O. N. O. Était-ce l'indication des approches de l'alizé? On l'espéra d'abord et l'on n'y vit qu'un présage favorable. La journée fut consacrée à divers exercices destinés à perfectionner l'instruction militaire de l'équipage. Cependant le ciel se couvrait de nuages, le temps prenait un aspect orageux. La nuit venue, ces signes inquiétants prirent un caractère plus sinistre, bientôt des éclairs se montrèrent du côté de l'orient; on entendait déjà gronder le tonnerre dans le lointain. De moment en moment le bruit augmentait en se rapprochant; les éclairs devenaient plus fréquents et se dessinaient de plus en plus éblouissants sur le fond noir de l'horizon, à quatre heures du matin l'air était en feu et la foudre éclatait avec une violence effrayante. Elle fut accompagnée d'une pluie torrentielle qui ne cessa de tomber jusqu'à neuf heures du matin. Le calme survint en ce moment; mais le ciel ne perdit pas son apparence orageuse.


Calme; expériences sous-marines.

      La Bonite ne marchait plus; on songea à profiter de cette circonstance pour faire une première expérience dans le but de déterminer la température des couches inférieures de l'eau de la mer. On tint note aussi de la quantité de pluie tombée pendant l'orage. L'adomètre accusait seize millimètres d'eau; ce n'était rien en comparaison de ce que promettaient les jours suivants.

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Pluies torrentielles.

      A partir de là, en effet, commença une série de journées orageuses, pendant lesquelles la Bonite essuya un véritable déluge. La pluie tombait avec une telle abondance, dans les averses fréquentes qui fondirent sur elle, qu'on put en un seul jour constater la chute de quatre-vingt-douze millimètres d'eau; c'est la sixième partie environ de ce qu'il en tombe communément à Paris pendant l'année entière. D'autres journées fournirent de soixante-dix à soixante-quinze millimètres; sans parler des quantités moindres, mais encore très-considérables qu'on recueillait tous les autres jours.


Maladies causées par la chaleur et l'humidité.

      Un pareil temps, joint à la chaleur étouffante de l'atmosphère, devait exercer une fâcheuse influence sur la santé de l'équipage. Ce fut en effet ce qui arriva. L'hôpital se peupla de malades, dont le nombre croissait de jour en jour, malgré toutes les précautions hygiéniques que le commandant faisait scrupuleusement observer.

      Tout le monde à bord se trouvait plus ou moins incommodé de cette humidité chaude au milieu de laquelle on était condamné à vivre. Supplice nouveau pour les habitants de la Bonite, qui n'avaient encore éprouvé rien de semblable depuis leur départ de France!

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      Tout moisissait dans le bâtiment; les vivres se gâtaient; les métaux eux-mêmes, partout où un épais enduit de corps gras ne préservait pas leur surface du contact de l'air, s'oxydaient profondément en quelques heures.


Les contrariétés continuent.

      Pendant ce temps, les vents continuaient à être défavorables et changeaient constamment de direction. Quelquefois ils inclinaient vers le S. O. et M. Vaillant cherchait alors à tirer parti de ces variations de la brise, pour s'élever dans le N., sans trop perdre de chemin à l'O.; afin d'atteindre les parages où il espérait trouver l'alizé du N. E. Quand le calme survenait, on reprenait les expérimentations sur l'eau de la mer, avec le thermométrographe et l'appareil de M. Biot1. Ces expériences, et les exercices journaliers du bord faisaient un peu diversion à l'ennui de la traversée.

      Un jour, un requin de six pieds et demi de long vint dans les eaux de la corvette; sa capture fournit à l'équipage un moment de distraction.


31 août; on commence à éprouver la première influence des vents alizés.

      Dans la nuit du 29 au 30 août, à la suite d'un violent orage, les vents qui contrariaient la marche de la Bonite


      1 Voy. la description et l'usage de cet appareil dans la partie physique de cet ouvrage.

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tombèrent inopinément et après une journée de calme, une faible brise de N. E. se fit sentir pour la première fois le 31 août. La Bonite était en ce moment à cent quatre-vingts lieues dans le S. O. d'Acapulco par 11° 16 de latitude N. et 109° 16 de longitude O.

      Ce vent favorable continua à souffler pendant quatre jours, avec une force inégale et en variant parfois à l'E. et au S. E. La corvette en profita pour s'éloigner de la côte d'Amérique et faire du chemin dans l'O.; mais ses épreuves ne devaient pas finir sitôt. Le temps continuait à être pluvieux et chargé de grains qui se formaient incessamment dans le S. O. et luttaient contre l'influence des vents alizés. Le 4 septembre, les brises contraires prirent encore le dessus et après quelques moments de calme elles soufflèrent avec violence jusqu'au 10 septembre.

      Ce jour-là seulement, elles tombèrent tout à fait, pour ne pas revenir.Un calme plat leur succédant dura pendant quarante-huit heures.


11 septembre; calme, observations sous-marines.

      La journée du 11 fut employée utilement pour la science; il eût été difficile de trouver des circonstances plus favorables aux observations sous-marines.

      On voulut les mettre à profit pour vérifier la température de la mer à la plus grande profondeur possible. Il fallait d'abord disposer une ligne de sonde d'une lon-

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gueur et d'une force proportionnées au but proposé; tout ce qu'il y avait à bord de cordages propres à servir pour cela, tels que galhaubans de cacatois, amarres de bonettes, etc., furent mis bout à bout et ajoutés aux lignes ordinaires. On put, par ce moyen, faire descendre le thermométrographe à treize cents brasses (six mille cinq cents pieds) de profondeur. Il ne fallut pas moins de vingt et une minutes pour filer toute cette longueur de ligne. L'instrument resta au fond pendant un quart d'heure, après quoi tout l'équipage fut employé à le retirer de l'eau. Cette opération exigea une heure qua rante minutes.

      Le thermomètre à l'air libre marquait en ce moment 29°3. La température de la mer à la surface était de 27°7. Les indications du thermométrographe donnèrent 5°8 pour les profondes couches d'eau qu'il venait de sonder; c'était, comme on le voit, une différence de 24°environ comparativement à la température atmosphérique.

      L'appareil de M. Biot fut plongé le même jour à trois cent quatre-vingts brasses (dix-neuf cents pieds) et fournit des indications très-curieuses sur le volume d'air que l'eau de la mer contient à cette profondeur1.

      Tandis qu'à bord de la Bonite on utilisait ainsi le temps perdu pour la navigation, le ciel achevait de se dégager des nuages qui le voilaient presque constamment depuis près d'un mois.


      1 Voy. la partie physique.

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12 septembre; les vents deviennent tout à fait favorables.

      Enfin le 12, la brise se leva du N. E. et permit de faire route. Malgré tous les efforts tentés les jours précédents pour s'avancer vers l'occident, on n'était encore qu'à cent soixante lieues dans le S. O. du cap San Lucar, pointe la plus méridionale de la Californie et à trente-six lieues environ au S. O. demi-S. de l'île Santa-Rosa appartenant au groupe des îles Revilla-Gigedo. Pendant cette journée et celle du 13, il fallut encore subir des grains, de la pluie et de fréquentes variations du vent. Mais le 14, la brise du N. E. s'établit définitivement et prit de la force. On avait décidément atteint les vents alizés par 16°56 de latitude N. et 121°48 de longitude O.

      Depuis ce moment rien n'arrêta plus l'élan de la corvette, qui cinglait maintenant en ligne droite vers l'île Hawaii, la plus orientale des Sandwich.


21 septembre; illusion.

      Le 21 septembre l'apparence d'une terre qui se dessinait très-distinctement vers le N. vint un moment tromper encore les yeux des voyageurs. On manoeuvrait déjà pour aller la reconnaître, quand les nuages qui produisaient cette image trompeuse se dissipèrent.


Arc-en-ciel lunaire.

      On observa le lendemain, à l'entrée de la nuit, un arc en ciel lunaire fort remarquable.

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28 septembre; atterrage sur les côtes de l'île Hawaii.

      Cependant, on avançait rapidement vers le but de cette longue traversée. Le 28 septembre, à midi, la pointe Leohumuhai, qui forme l'extrémité d'Hawaii, n'était plus qu'à ving-cinq lieues. Cette pointe est fort basse et il peut être dangereux d'atterrir la nuit sur ce point. M. Vaillant ne fit cette remarque que le lendemain après l'avoir doublé; il avait dû en passer très-près avant le jour.

      Dans la journée du 29, la corvette continua à prolonger la côte S. E. de l'île, à la distance de six milles. Le 30 elle était en calme dans le S. O. d'Hawaii et nos voyageurs purent jouir à leur aise du spectacle imposant des hautes montagnes qui s'élèvent dans l'intérieur de cette île et dont les principales sont le Mowna-Roa et le Mowna-Kaah. Une petite brise de S. S. E. permit, la nuit suivante, de se rapprocher de terre; en sorte que le 1° octobre on n'était plus qu'à douze ou quinze milles de la baie de Kearakekoua. On distinguait parfaitement du pont les villages qui bordent les rivages de l'île dans cette partie.

      Bientôt la Bonite se trouva entourée de pirogues lé gères à balancier, que les naturels d'Hawaii manoeuvraient avec une grande dextérité. La finesse de ces embarcations et l'élégance de leurs formes faisaient l'admiration de nos marins. M. Vaillant permit aux hommes qui les conduisaient de monter à bord de son bâtiment;

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ce qu'ils firent avec joie. Peu après parut une nouvelle pirogue, ayant à bord un Anglais qui présenta au commandant un billet signé John Adams, attestant sa qualité de pilote de l'ile. Le nom de John Adams est celui que les Anglais donnaient à Kouakeni, un des grands chefs des Sandwich, gouverneur de l'île Hawaii.


Mouillage a Kearakekoua.

      Le pilote arrivait fort à propos. M. Vaillant, qui eût eu peut-être de la peine à reconnaître la baie de Kearakekoua d'après la position qui lui était assignée sur les cartes, accepta ses services avec empressement et lui confia la conduite de la corvette. A trois heures de l'après-midi, la Bonite, arrivée au mouillage, laissa tomber l'ancre très-près de terre par quinze brasses de fond.



Source.

[A lightly edited Google translation of the following:]
Achille E´tienne Gigault de La Salle.
      Voyage autour du monde exécuté pendant les années 1836 et 1837 sur la corvette La Bonite / commandée par M. Vaillant,...; publié par ordre du Roi sous les auspices du Département de la Marine. Relation du Voyage..
Paris: Arthus Bertrand, [1847?]
Tome deuxieme.
pp. 131-166.

      This publication is available at the Hathi Trust.


Last updated by Tom Tyler, Denver, CO, USA, Dec 23 2021.

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